CHAPITRE 27
J’ai changé trois fois de taxi en revenant de l’aéroport, payant chaque fois en liquide, et j’ai pris une chambre dans un hôtel d’Oakland. Ceux qui me suivaient électroniquement auraient ainsi un peu plus de difficulté à retrouver ma trace. J’étais à peu près sûr de ne pas avoir été suivi physiquement. Ma conduite était paranoïaque… Après tout, je travaillais pour les méchants, maintenant, et ils n’avaient plus besoin de me filer. Mais je n’avais pas aimé la réflexion ironique de Trepp quand elle m’avait lâché au terminal de Bay City : « On Trepp quand elle m’avait lâché au terminal de Bay City : « On reste en contact. »
Et puis, je n’étais pas certain de ce que je devais faire ensuite, et si moi je l’ignorais encore, ce n’était pas pour que quelqu’un d’autre le sache.
La chambre d’hôtel proposait sept cent quatre-vingt-six chaînes. Les publicités pour l’holoporno et les chaînes locales se partageaient l’écran encore éteint. Sinon, un grand lit autonettoyant puant le désinfectant et une cabine de douche qui commençait à se décoller du mur. J’ai regardé par l’unique vitre brouillée. Bay City, au cœur de la nuit. Une petite bruine tombait. Ma fenêtre de rendez-vous avec Ortega allait bientôt se fermer.
La fenêtre donnait sur un toit de fibréton en pente, qui s’arrêtait dix mètres plus bas. La rue était à la même distance du toit. Au-dessus, un niveau supérieur en forme de pagode masquait de son ombre le toit et la chaussée. Terrain couvert. Après un instant de réflexion, j’ai avalé la dernière capsule d’analgésique de Trepp et j’ai ouvert la fenêtre, aussi doucement que possible. Je me suis retenu au cadre inférieur. Tendu au maximum, j’avais encore plus de huit mètres de chute…
Mode primitif.
Sortir d’un hôtel par la fenêtre en pleine nuit, on ne peut pas faire beaucoup plus primitif.
Espérant que le toit était aussi solide qu’il en avait l’air, j’ai lâché le cadre.
J’ai touché la surface en pente, roulé sur le côté, et mes jambes se sont brutalement retrouvées dans le vide. La surface était ferme, mais aussi glissante que des algues humides – je suis tombé rapidement vers le bord. J’ai enfoncé mes coudes pour trouver une prise, mais il n’y avait rien et je n’ai pu qu’attraper le bord acéré du toit d’une main, au moment où j’ai basculé.
Dix mètres jusqu’à la rue. La main cisaillée, je suis resté pendu par un bras, en essayant d’identifier les obstacles possibles à ma chute, comme des poubelles ou des véhicules… puis j’ai renoncé et j’ai lâché prise. L’atterrissage a été rude. Mais il n’y avait rien de coupant pour m’accueillir et, quand j’ai roulé, ce n’était pas dans les poubelles.
Après m’être relevé, je me suis fondu dans les ombres les plus proches.
Dix minutes et quelques rues au hasard plus tard, j’ai atteint une station d’autotaxis et je suis monté dans le cinquième. J’ai récité le code d’Ortega pendant l’envol.
— Coordonnées notées. Temps approximatif de la course, trente-cinq minutes.
Nous nous sommes dirigés vers l’océan.
Trop de limites…
Les pensées fragmentées de la nuit précédente bouillonnaient dans ma tête comme un ragoût de poisson mal préparé. Des morceaux indigestes apparaissaient à la surface, flottant dans les courants de ma mémoire avant de couler de nouveau. Trepp câblée dans le bar, Jimmy de Soto lavant ses mains incrustées de sang, le visage de Ryker me regardant dans l’étoile du miroir. Kawahara était là, quelque part, affirmant que Bancroft s’était tué, mais exigeant la fin de l’enquête, comme Ortega et la police de Bay City. Kawahara, qui m’avait répété des éléments de mes conversations privées avec Miriam Bancroft. Et qui connaissait des choses sur Laurens Bancroft, sur Kadmin.
La queue de ma gueule de bois a jailli, comme celle d’un scorpion, pour se battre contre les analgésiques de Trepp. Trepp, la tueuse zen que j’avais assassinée et qui était revenue sans m’en vouloir, parce que pour elle, cela n’était jamais arrivé.
« Si quelqu’un peut convaincre Laurens Bancroft qu’il s’est donné la mort, c’est bien vous. »
Trepp, câblée dans le bar.
« Frappe virale. Tu te souviens de ce fils de pute ? »
Les yeux de Bancroft plongeant dans les miens sur le balcon de Suntouch House.
« Je ne suis pas le genre d’homme à me tuer, et même si je l’étais, je ne l’aurais pas fait de cette façon. Si cela avait été mon intention de mourir, vous ne me parleriez pas maintenant. »
Et, aussitôt, j’ai su ce que j’allais faire.
Le taxi a entamé sa descente.
— La passerelle est instable, a déclaré la machine quand nous avons touché le pont agité par la houle. Faites attention.
J’ai inséré l’argent dans la fente. La portière s’est ouverte sur la planque d’Ortega : une petite passerelle métallique servant de piste d’atterrissage, des balustrades de câbles d’acier et, au-delà, la mer, un champ d’eau sous le ciel nocturne chargé de nuages et de bruine. Je suis sorti avec prudence, en m’accrochant au câble le plus proche, tandis que le taxi s’élevait pour disparaître aussitôt, absorbé par les voiles de pluie.
La piste était située à l’arrière. D’où je me trouvais, je surplombais le bateau. Il devait mesurer dans les vingt mètres, à peu près les deux tiers de la taille d’un chalutier de Millsport, en beaucoup plus fin. Les modules ressemblaient à des cellules de survie en cas de tempête, mais, malgré les apparences, ce bâtiment ne naviguait pas. Des mâts télescopiques s’élevaient à mi-hauteur à deux endroits du pont ; un beaupré fusait de la proue effilée.
Un yacht. La maison flottante d’un homme riche.
De la lumière est sortie de la trappe arrière. Ortega a émergé en bas de la plate-forme pour me faire signe. J’ai empoigné la rambarde et j’ai compensé le roulis et le tangage pour descendre les marches. Des tourbillons de pluie s’abattaient sur le bateau. Dans le puits de lumière de la trappe, j’ai vu un autre escalier et je suis descendu dans l’étroite coursive. Il faisait chaud. Au-dessus de ma tête, la trappe s’est refermée en silence.
— Putain, vous étiez où ? a lâché Ortega.
J’ai consacré un instant à essuyer l’eau qui me coulait des cheveux, et j’ai regardé autour de moi. La demeure flottante d’un homme riche, oui, mais cela faisait un moment que l’homme en question n’était pas passé chez lui. Les meubles étaient entassés sur les côtés de la pièce, enveloppés de plastique semi-opaque, et les étagères du minuscule bar étaient vides. Les trappes des fenêtres étaient toutes fermées. Les portes étaient ouvertes, donnant sur d’autres espaces voués au culte de la naphtaline.
Malgré cela, le yacht puait le luxe. Sous le plastique, les chaises et les tables étaient en bois sombre poli, comme les cloisons et les portes ; des tapis recouvraient le parquet ciré sous mes pieds. Le reste du décor était également sombre, et des œuvres originales ornaient les murs. Une peinture de l’école empathique, représentant les ruines squelettiques d’un chantier naval martien au coucher du soleil, une autre, abstraite, que mon manque de culture m’empêchait d’apprécier.
Ortega se tenait au milieu de tout ça, les cheveux ébouriffés, tirant la tronche. Son kimono en soie devait sortir tout droit de la garde-robe du bateau.
— C’est une longue histoire, ai-je dit en passant devant elle avant de jeter un coup d’œil par la porte la plus proche. Si je pouvais avoir un café, ce serait parfait.
La chambre à coucher. Un grand lit ovale entouré par de larges miroirs, le tout pas vraiment au summum du bon goût. Les draps défaits avaient été rejetés sur le lit en hâte. Je me dirigeais vers l’autre porte quand elle m’a giflé.
Sous le choc, j’ai reculé. J’avais frappé Sullivan plus fort dans le restaurant de nouilles, mais Ortega était debout, elle avait plus d’élan, et je devais compenser le roulis du bateau. Bien sûr, le cocktail gueule de bois et analgésiques n’arrangeait rien. Je ne me suis pas écroulé, mais presque. Quand j’ai repris mon équilibre, j’ai porté une main à ma joue et vu Ortega qui me regardait avec rage, les pommettes enflammées.
— Écoutez, je suis navré de vous avoir réveillée, mais…
— Sac à merde, a-t-elle craché. Espèce de saloperie de sac à merde de menteur.
— Je ne suis pas certain de…
— Je devrais vous faire arrêter, Kovacs. Je devrais vous faire empiler pour ce que vous avez fait.
J’ai commencé à perdre mon sang-froid.
— Fait quoi ? Reprenez-vous, Ortega ! Et expliquez-moi ce qui se passe.
— Nous avons fouillé la mémoire du Hendrix, a-t-elle répondu froidement. Le mandat préliminaire est arrivé à midi. Toute la semaine dernière est archivée. Je l’ai visionnée.
La colère qui montait en moi s’est dégonflée comme un soufflé raté. J’ai eu l’impression qu’elle m’avait renversé un seau d’eau de mer sur la tête.
— Oh.
— Oui, il n’y avait pas grand-chose, a dit Ortega en se frottant les bras avant de se diriger vers la porte que je n’avais pas encore franchie. Vous êtes le seul client. Il n’y a que vous. Et vos visiteurs.
Je l’ai suivie dans une autre pièce dans laquelle deux marches conduisaient à une petite cuisine étroite dissimulée derrière un paravent de bois. Les autres murs ressemblaient à ceux de la salle précédente, à l’exception d’un coin où l’écran vidéo, d’un mètre carré, avait été déhoussé. Une chaise était installée devant le moniteur sur lequel était gelée l’image du visage d’Elias Ryker plongé entre les cuisses grandes ouvertes de Miriam Bancroft.
— Il y a une télécommande sur la chaise, a commenté Ortega d’un air absent. Pourquoi vous n’en regardez pas un passage pendant que je fais du café ? Pour vous rafraîchir la mémoire. Ensuite, vous pourrez vous expliquer.
Elle a disparu dans la cuisine sans me donner une chance de répondre. Je me suis approché de l’écran vidéo, sentant mes tripes réagir au souvenir du Fusion 9. Dans le tourbillon chaotique des dernières trente-six heures, j’avais complètement oublié Miriam Bancroft… mais voilà qu’elle revenait me hanter, aussi toxique qu’elle l’avait été cette nuit-là. J’avais également oublié ce que Rodrigo Bautista m’avait dit. Qu’ils avaient presque terminé les procédures légales pour obtenir le mandat.
Mon pied a cogné dans quelque chose. J’ai regardé sur le tapis. Il y avait un mug de café à côté de la chaise, rempli au tiers. Je me suis demandé quelle quantité des souvenirs de l’hôtel avait visionnée Ortega. Puis j’ai étudié l’image sur l’écran. Avait-elle été plus loin ? Vu autre chose ? Comment faire ? J’ai ramassé la télécommande. La coopération d’Ortega faisait partie intégrante de mon plan. Si je la perdais, j’étais dans la merde.
Et puis, il y avait autre chose. Une émotion que je refusais de prendre en compte parce qu’elle était absurde. Un sentiment qui, malgré ma préoccupation concernant des éléments ultérieurs présents dans la mémoire de l’hôtel, était lié à l’image sur l’écran.
L’embarras. La honte.
Absurde. J’ai secoué la tête. Complètement stupide.
— Vous ne regardez pas.
Je me suis retourné. Ortega tenait un mug dans chaque main. Un parfum de café et de rhum a flotté jusqu’à moi.
— Merci.
J’ai pris un des mugs et j’en ai bu une gorgée, pour gagner du temps. Ortega a croisé les bras en reculant.
— Bien. Il y a cinquante raisons pour lesquelles Miriam Bancroft n’est pas l’assassin, m’a-t-elle cité en désignant l’écran du menton. Combien y en a-t-il, là ?
— Ortega, ça n’a rien à voir…
— Vous m’avez affirmé, je cite, « Miriam Bancroft est flippante », a-t-elle craché en secouant la tête avant de boire. Pourtant, ce n’est pas exactement la peur qui se lit sur votre visage.
— Ortega…
— « Je veux que vous arrêtiez l’enquête… » Elle l’a dit… Revenez en arrière si vous ne vous en souvenez pas…
J’ai éloigné la télécommande.
— Je m’en souviens.
— Vous vous souvenez également du marché qu’elle vous a proposé pour clore l’enquête, les multiples…
— Ortega, cette enquête, vous ne la vouliez pas non plus. « Un suicide », c’est ce que vous avez déclaré. Ce qui ne veut pas dire que vous avez tué Bancroft…
— Taisez-vous. (Ortega a tourné autour de moi comme si nous tenions des couteaux et pas des mugs de café.) Vous l’avez protégée. Tout ce putain de temps, vous aviez le nez enfoncé dans sa chatte comme un putain de ch…
— Si vous avez visionné le reste, vous savez que c’est faux, ai-je essayé d’expliquer d’un ton égal, mais les hormones de Ryker m’en empêchaient. J’ai dit à Curtis que je n’étais pas intéressé. Je le lui ai affirmé il y a deux jours.
— Avez-vous une idée de ce que pourrait faire le procureur avec ces images ? Miriam Bancroft essayant de vous acheter grâce à des faveurs sexuelles illicites. Oh oui, un enveloppement multiple, même s’il n’est pas prouvé, peut faire pencher la balance du mauvais côté dans un tribunal…
— Elle s’en sortira. Vous le savez bien.
— Oui, si son Math de mari penche de son côté. Ce qu’il ne fera peut-être pas s’il voit ça. Ce n’est pas comme l’affaire Leïla Begin, vous comprenez ? La morale est de l’autre côté cette fois…
L’allusion à la morale, je le comprenais, était fondamentale dans cette affaire. Je me suis souvenu des allégations de Bancroft sur la culture morale terrienne, et je me suis demandé s’il pourrait réellement me voir bouffer la chatte de sa femme sans se sentir trahi.
— Et puisque nous parlons de procès, Kovacs, la tête coupée que vous avez ramenée de la clinique Wei ne va pas arranger votre remise de peine. Détention illégale d’une personnalité h.d., ça vaut entre cinquante et cent ans sur Terre, voire plus si nous pouvons prouver que vous avez arraché la tête vous-même…
— J’allais vous en parler.
— Non, vous n’alliez pas le faire, a grogné Ortega. Vous ne comptiez rien me dire du tout, sauf si vous en aviez besoin…
— Écoutez, la clinique n’osera pas porter plainte. Ils ont trop à…
— Espèce d’enculé arrogant ! (Le mug est tombé sur le tapis avec un son mou ; ses poings se sont crispés. Il y avait une vraie rage dans ses yeux à présent.) Vous êtes exactement comme lui, putain, exactement comme lui ! Vous pensez que nous avons besoin du témoignage des mecs de la clinique alors qu’il y a des images qui vous montrent en train de fourrer une tête humaine dans un congélateur d’hôtel ? Ce n’est pas un crime, d’où vous venez, Kovacs ? Décapitation sommaire…
— Attendez une minute, ai-je dit en posant mon mug sur la chaise. Je suis comme qui ?
— Quoi ?
— Vous venez de dire que j’étais comme…
— On s’en fout de ce que j’ai dit. Avez-vous compris ce que vous avez fait, Kovacs ?
— La seule chose que je comp…
Brusquement, l’écran derrière moi a diffusé des grognements et des sons de succion. J’ai regardé la télécommande dans ma main gauche, essayant de comprendre comment j’avais pu débloquer la pause par inadvertance. Un long râle féminin m’a retourné les tripes. Ortega s’est jetée sur moi pour essayer de m’arracher la télécommande.
— Donnez-moi ça, éteignez cette putain de…
Un instant, j’ai lutté avec elle, mais nous n’avons réussi qu’à augmenter le volume. Soudain, surfant sur une vague de rationalité dans un océan de folie, je l’ai lâchée et elle s’est écroulée contre la chaise, en appuyant sur les boutons.
— … vidéo.
Un long silence a suivi, uniquement ponctué par nos respirations haletantes. J’ai fixé mon regard sur un hublot de l’autre côté de la pièce, Ortega, affalée entre ma jambe et la chaise, regardait probablement encore l’écran. Nos souffles étaient en rythme.
Quand je me suis tourné pour l’aider, elle se relevait déjà. Nos mains se sont mises au travail avant que nous comprenions ce qui se passait.
C’était comme la résolution d’un long conflit. Nous nous sommes laissé tomber, comme des satellites en flammes, nous en remettant à la gravité mutuelle qui nous précipitait l’un vers l’autre, nous embrassant et riant en même temps. Ortega a poussé des halètements excités quand mes mains se sont introduites sous son kimono, mes doigts frottant ses tétons rugueux comme des cordes. Ses seins se nichaient dans mes paumes comme s’ils avaient été conçus pour ça. Le kimono a glissé, puis a été arraché frénétiquement, révélant des épaules de nageuse. J’ai retiré mon blouson et ma veste en même temps, tandis que les mains d’Ortega s’acharnaient sur ma ceinture, ouvrant la fermeture Éclair et glissant une main aux longs doigts dans l’ouverture. Les callosités de ses phalanges se sont frottées contre moi.
Nous sommes sortis de la pièce, j’ignore comment, pour nous rendre dans la cabine arrière. Je regardais les longs muscles de ses cuisses ; j’étais Ryker, j’étais moi, je me sentais comme un homme rentrant enfin chez lui. Là, dans la chambre aux murs recouverts de miroirs, elle s’est allongée sur le ventre, sur les draps défaits, s’est arquée et je me suis vu glisser en elle jusqu’à la garde. Elle était en feu. Je me suis enfoncé dans un bain d’eau brûlante. Les globes surchauffés de ses fesses marquaient mes hanches à chaque coup. Devant moi, sa colonne ondulait et se tordait comme un serpent. Ses cheveux tombaient sur sa nuque avec une élégance chaotique. Dans les miroirs qui nous entouraient, Ryker s’est penché pour lui caresser les seins, puis les côtes, le galbe de ses épaules, alors qu’elle se soulevait et retombait comme l’océan autour du bateau.
Ryker et Ortega, se frottant l’un contre l’autre comme les amants réunis d’une œuvre classique.
J’ai senti le premier orgasme la parcourir, mais c’est quand elle s’est retournée pour me regarder à travers des cheveux emmêlés, les lèvres entrouvertes, que tout contrôle m’a échappé. Je me suis collé contre elle, me vidant jusqu’à mes derniers spasmes. Je me suis écroulé sur le lit, avant de glisser hors d’elle comme une naissance. Elle jouissait encore.
Pendant un long moment, ni l’un ni l’autre n’avons parlé. Le bateau poursuivait sa route en automatique ; autour de nous, les miroirs glacés menaçaient de noyer notre douce intimité. Dans quelques instants, nous fixerions nos regards sur nos reflets au lieu de nous regarder.
J’ai glissé un bras autour d’Ortega et je l’ai renversée doucement sur un côté pour que nous restions allongés l’un contre l’autre, emboîtés comme des cuillers. Dans le miroir, j’ai trouvé ses yeux.
— Où allons-nous ? ai-je demandé.
Elle a haussé les épaules, s’en servant pour se coller encore plus contre moi.
— Trajectoire programmée. Le bateau descend la côte, part vers Hawaï, tourne autour et revient.
— Personne ne sait où nous sommes ?
— Seulement les satellites.
— C’est rassurant. À qui appartient le yacht ?
Ortega s’est tordu le cou pour me regarder.
— À Ryker.
— Oups ! (J’ai détourné le regard.) Joli tapis.
Contre toute attente, elle a ri, en se retournant pour me faire face. Sa main s’est levée. Elle m’a touché le visage avec douceur, comme si elle avait peur de me marquer. Ou de m’effacer.
— Je me suis dit…, enfin…, quelle folie. Seuls nos corps ont parlé, vous savez.
— Comme souvent. La pensée consciente n’a pas grand-chose à voir avec le désir. Si l’on en croit les psychologues, elle n’a pas grand-chose à voir avec la façon dont nous vivons notre vie, d’ailleurs. Nous rationalisons nos actes après coup, mais les maîtres, ce sont les hormones, les gènes, et les phéromones pour le réglage fin. Triste, mais vrai.
Son doigt a suivi une ligne sur mon visage.
— Ce que nous avons fait n’était pas triste. Le reste l’était.
— Kristin Ortega, vous êtes une sacrée putain de philosophe, ai-je dit en lui prenant le doigt et en le serrant gentiment. Comment avez-vous abouti dans ce boulot ?
— Famille de flics. Mon père était flic. Ma grand-mère était flic. Vous savez ce que c’est.
— Non.
— Non, a-t-elle répété en étendant une longue jambe vers le miroir du plafond. Je suppose que non…
Je me suis penché sur son ventre, la caressant de la cuisse au genou, la basculant en douceur et portant ma bouche à la bande de poils pubiens qui descendait vers la vulve. Elle a résisté un instant, pensant peut-être à l’écran dans l’autre pièce, ou à nos fluides s’écoulant d’elle, puis elle s’est relâchée et s’est allongée sous moi. J’ai soulevé son autre cuisse et je me suis enfoui en elle.
Cette fois-ci, elle a joui dans une escalade de cris qu’elle tentait de bloquer dans sa gorge en contractant son ventre tandis que son corps ondulait sur le lit, que ses hanches remuaient alors qu’elle labourait mes lèvres. Elle a murmuré des mots en espagnol qui ont décuplé mon excitation et quand elle est enfin retombée, sereine, je l’ai prise dans mes bras et j’ai plongé ma langue dans sa bouche, l’embrassant pour la première fois depuis que nous avions atteint le lit.
Nous bougions lentement, essayant de coller au rythme de l’océan, pendant une éternité, nos paroles passant du murmure aux exclamations excitées, changeant de position, nous mordillant doucement, les yeux au bord des larmes. La pression était insoutenable ; j’ai abandonné et j’ai joui en elle, la sentant chercher les derniers vestiges de ma turgescence avec ses ultimes contractions.
« Dans les Corps diplomatiques, vous prenez ce que l’on vous donne », disait Virginia Vidaura dans les couloirs de ma mémoire. « Et parfois, il faut que ce soit suffisant. »
Nous nous sommes séparés pour la deuxième fois et le poids des dernières vingt-quatre heures m’est tombé dessus comme un des lourds tapis de l’autre pièce. Ma conscience a glissé progressivement. Ma dernière impression claire a été celle du long corps à côté de moi, les seins collés contre mon torse, un bras drapé contre moi, nos pieds s’entremêlant, comme des mains. Mes pensées ralentissaient.
Ce que l’on vous donne. Parfois. Suffisant.